Par ANNE DIATKINE, VALDIRENE GOMES
C’est une caravane de vingt-quatre juristes qui parcourt le Brésil, du lieu le plus perdu aux grandes villes, et qui, sans esbroufe, modifie en profondeur la mémoire collective des Brésiliens : leur appréhension de la dictature militaire de 1964 à 1984, soit vingt ans de régime autoritaire. Si ses dégâts en terme de disparus ne sont pas comparables à ceux de ses voisins – le Chili et l’Argentine notamment -, elle est la plus longue de l’Amérique latine et, s’enracinant des années avant les autres, elle leur a servi de matrice.
Une dictature à visage humain, qui s’est tranquillement autodissoute en organisant sa propre transition vers la démocratie ? C’est au mieux ce que les enfants brésiliens ont appris. C’est ce qu’on continue à leur dire, en associant parfois cette période à l’expression enthousiasmante de «miracle économique», sans jamais préciser pour qui fut le miracle. Et c’est l’opinion la plus répandue dans la lointaine Europe, où l’on se souvient que la France fut une terre d’asile dans les années 70, et que pour les Brésiliens, «c’était plus facile».
Certes, mais le Brésil a une particularité : non seulement le nombre de torturés fut le plus élevé, mais de plus, la pratique n’ayant jamais été condamnée, elle a été banalisée au point d’être monnaie courante aujourd’hui encore. «Faute de rupture nette avec le pouvoir militaire, les institutions ont conservé cette “technique” de sécurité, et la dangerosité a quitté le terrain politique pour muter vers la pauvreté. Plus inquiétant, selon un sondage récent, cet héritage de la dictature est largement accepté par la population», note la juriste brésilienne Kathia Martin-Chenut, chercheuse au collège de France.
Manifs au domicile des tortionnaires
Elle s’appelle donc «caravana da anistia», la caravane de l’amnistie. Elle s’est arrêtée, ce vendredi 22 juin, à Florianopolis, paisible île de l’Etat de Santa Catarina, non loin de l’Argentine. C’est l’hiver et ça tombe bien, on se croirait en Bretagne, l’été. La caravane est une image. Dans la vraie vie, ces juristes bénévoles et ultracompétents se déplacent plutôt en avion. Il n’empêche : l’itinérance est bien réelle. Tous les mois en moyenne, depuis l’invention de la caravana da anistia en 2008, par Paulo Abrão, son président et secrétaire d’Etat à la Justice, des procès administratifs ouverts à tous sont tenus, toujours dans des lieux publics et accessibles.
Des locaux y assistent et vont et viennent. Ils sont souvent plutôt jeunes. Comme Maria Eduarda et Bryan, 18 ans tous les deux, en première année de droit. Ils ont pris leur journée, car ils veulent voir comment la justice peut être «un outil social», et qu’à propos de la dictature, ils n’ont «rien appris de vrai» au lycée. «Quand le prof parlait de la torture, il se dépêchait. On nous racontait que le régime militaire avait été établi pour sauver le Brésil du danger communiste. Même la loi d’amnistie établie en 1979 par la dictature elle-même est mal expliquée. On est content d’être là parce qu’on espère comprendre notre histoire.»
La caravana da anistia n’a pas pour mandat de juger les coupables. Mais de reconnaître les «victimes», et de leur donner publiquement la parole. Car la fameuse loi d’amnistie «ample et généreuse» en 1979, a placé sur le même plan les opposants aux régimes et les tortionnaires, au nom de la réconciliation générale. Si bien que le Brésil reste le seul pays d’Amérique latine à ne les avoir jamais jugés.
Amnistie ou amnésie ? Faute de justice, les plus jeunes s’agacent, organisent des manifestations devant le domicile d’anciens tortionnaires, et placardent leurs photos et leurs noms sur les murs de São Paulo. En Europe, ces initiatives rappellent de mauvais souvenirs. Au Brésil, où la justice et l’histoire en sont à leurs prémisses, elles suscitent l’adhésion des aînés. Une magistrate : «Je trouve ça formidable. Rien n’est possible sans le soutien de la société civile.»
Il s’appelle Paulo Marcomini. C’est un vieux monsieur à lunettes, un peu courbé. Il est venu à son procès, comme la plupart, en famille. Il s’avance très ému, et conjure qu’on l’écoute «avec patience», car se plonger dans son passé l’angoisse. Il était militant au Parti communiste, a été torturé et emprisonné au nom de ses convictions, et fut obligé d’entrer dans la clandestinité, stoppant net des études d’agronomie. N’ayant plus d’état civil, il n’a pas pu reconnaître ses enfants. Et a finalement gagné sa vie sous une autre identité, comme ouvrier. Il brandit son contrat de travail.
La commission l’écoute, pose des questions et, de manière surprenante, Paulo Abrão lui propose d’abord une équivalence pour qu’il puisse reprendre ses études. Quelques rires fusent. Estomaqué, Paulo Marcomini dit : «C’est très bien, mais un peu tard. Je suis à la retraite. Je n’ai plus le niveau en maths et en chimie.» La commission maintient sa proposition. Et calcule une indemnité économique en fonction de la profession qu’il aurait dû faire, si la dictature n’avait pas cassé ses projets : 116 000 réaux immédiatement, et 1 115 mensuels. Puis, toute la commission se lève pour demander solennellement à l’ancien ouvrier d’accorder son pardon à l’Etat brésilien au nom des préjudices subis. L’homme pleure, comme pleureront la plupart des personnes qui passeront devant la commission ce jour-là.
La maîtrise à 72 ans
«L’anistia» de la caravane, c’est donc cela : non pas l’amnistie des personnes jugées, mais la demande officielle de la part d’une représentation de l’Etat, de «pardonner» au Brésil. Et tous diront que cette reconnaissance des torts du régime dictatorial est ce qui leur importe le plus. Dans le couloir, on croise le nouvel étudiant Paulo Marcomini. Il est ravi. Réflexions faites, oui, il n’y avait pas pensé mais, à 72 ans, puisqu’il a récupéré son matricule universitaire, il va reprendre des études. «Une maîtrise d’histoire. Et ensuite, je verrai. J’ai un an pour me décider.»
Voici maintenant l’heure d’Antonio Joao Manfio, séminariste catholique. Son cas est complexe car il a le droit à des réparations à plusieurs titres. Cet homme imposant, soudainement, se décompose, et la salle avec lui. Il s’excuse de son émotion. «J’ai subi beaucoup de procès qui m’ont mené en prison. J’ai été insulté lors des audiences, puis torturé. Excusez-moi, je pleure. Car c’est la première fois qu’une cour de justice me dit que je suis quelqu’un de bien.»
Puis, vient un homme en colère, professeur et excellent orateur. Pendant la dictature, il a fait quelques mois de prison, période où il n’a pas gagné sa vie. La commission lui accorde une indemnité pour les dommages prouvés, très insuffisante à son goût. L’homme tente la condescendance : «Monsieur le président, je comprends, vous êtes beaucoup trop jeune pour savoir ce qu’était la dictature.» Paulo Abrão – effectivement jeune, 38 ans, un géant, et une allure d’étudiant – lui répond par des questions. Le professeur «subversif» quitte la salle furieux, avec son indemnité et les excuses de l’Etat.
Maria Lucia est une femme de ménage de 67 ans, au chômage. Son avocat l’avait bien prévenue : son dossier est trop maigre, il ne fallait surtout pas qu’elle le présente en l’état, après seulement trois ans de recherche de preuves d’elle ne sait quoi. Son mari, résistant, a été écrasé mystérieusement pendant la dictature. Leur fils avait six mois. Mais malgré son «mauvais» dossier, la commission l’a convoquée. Maria-Lucia, qui vit dans l’Etat de Espirito Santo, a fait vingt-neuf heures de bus pour atteindre cette salle. Elle vient de tomber à cause de la malnutrition. Comble de malchance, lors de sa chute, on lui a volé son sac, elle n’a plus un real, elle ne sait pas comment elle va retourner chez elle.
D’ailleurs, on apprendra qu’elle n’a pas vraiment de chez elle. Son avocat avait raison, c’est une catastrophe. Dans le bus, elle songeait que seul un dieu pouvait rendre la justice des hommes. Elle écoute en pleurant un membre de la commission présenter son cas. Comme chacun des «prévenus», elle doit à son tour prendre la parole. Elle expose simplement qu’elle ne sait pas vraiment ce que faisait son mari, elle ne posait pas de questions, car elle ne voulait pas lui faire de tort.
Petit à petit, elle saisit que la commission est bien mieux informée qu’elle. Qu’ils ont remonté des pistes, jusqu’à reconstituer sa vie de combattant, car l’organisation dont il faisait partie était célèbre. Elle perçoit que l’horizon se dégage. Une nouvelle figure de son mari se dessine, qu’elle ne saisit pas encore. Paulo Abrão : «Votre présence est très importante pour nous, car nous avons besoin de votre confiance en la justice.»
La commission, qui a eu vent de ses malheurs, a décidé de prendre en charge son billet d’avion de retour. En tant que veuve d’un travailleur, la somme à laquelle elle a droit, en plus des 1 200 réaux mensuels, est bien supérieure à sa demande initiale. Sonnée, elle quitte la salle, à la recherche d’un téléphone, afin de prévenir son fils«pour qu’il se mette immédiatement à la recherche de la maison».Elle dira aussi que «ce procès change beaucoup à l’intérieur de moi-même. Mon mari n’est pas mort pour rien. Je comprends son lien ave la société».
Réunion de la famille
Dans l’après-midi, passera aussi une fratrie. Ils ont perdu leur père, commandant de la marine, emprisonné et torturé. La plus âgée a dû interrompre sa scolarité à 14 ans, pour travailler : «Je prie le Brésil de ne plus jamais laisser ses enfants sans parents et sans grands-parents.» A la stupeur de la famille, la commission prend le temps de raconter précisément l’histoire du père, syndicaliste, créateur de journaux, surveillé par l’Etat jusqu’ en 1988 – soit après la fin de la dictature. Cette rigueur est ce qui les surprend le plus : «On pensait que notre cas serait expédié.» C’est par hasard qu’ils ont entendu parler de la caravana da anistia, via un professeur d’histoire du Brésil. L’une des sœurs, Ludmilla : «J’étais surprise. Toute notre enfance, on a été persécuté parce qu’on portait le nom de notre père. On aurait des droits ?» La fratrie, de mères différentes, n’avait pas été élevée dans le même Etat. «Ce dossier nous a réunis en tant que famille.»
Dans la journée et sur deux salles d’audience, près de trente cas auront été examinés. La veille, un documentaire sur un industriel, qui finançait les tortionnaires et la CIA, a été projeté devant des collégiens dubitatifs. A leur décharge, le film n’est pas un chef-d’œuvre. Le lendemain, Paulo Abrão ouvrira effectivement l’audience sur ce thème : il ne s’agit pas de «stigmatiser les militaires» mais de comprendre que ce sont «l’élite, la presse, les fonctionnaires, les chefs des grandes entreprise, toute la société qui a participé à la dictature».
Barème strict
Les persécutions politiques et la possibilité d’une réparation sont prévues par la constitution brésilienne de 1988. Mais, pratiquement seule l’élite en bénéficiait. Les démarches étaient complexes et le calcul des indemnités opaques. Il fallait aller à Brasília, être déjà très averti. Une sociologue : «De fait, ces réparations reproduisaient les énormes inégalités de la société civile brésilienne. Plus on était puissant, plus on obtenait de l’argent. Ce système ratifiait le mythe que seule une poignée d’intellectuels avait résisté.»
Lors de sa prise de fonctions, l’un des premiers gestes de Paulo Abrão fut de recalculer les fameuses «rentes de la dictature» selon un barème strict, et non plus en fonction de la notoriété. Paulo Abrão :«On mesure la force d’une dictature à la peur et à la culture autoritaire qu’elle laisse. Quand j’ai été nommé, je me suis demandé comment faire pour reconstruire la confiance du peuple en ses institutions. J’ai pensé qu’il fallait rendre complètement transparents ces procès, y compris nos arguments et les contestations parfois violentes de nos décisions. C’était aussi à nous de nous déplacer. Ce n’est pas la perte d’un parent, ni la souffrance ni un choix de vie qui sont indemnisés – toute somme serait indécente – mais les spoliations de l’Etat. Environ, vingt pour cent des personnes acceptent le pardon mais refusent la réparation financière. On essaie d’expliquer en quoi ce refus est un malentendu.» Le mot victime est parfois contesté. Paulo Abrão : «Faute de mieux, derrière ce vocable, il est rappelé qu’il y a toujours quelqu’un qui viole les droits fondamentaux. C’est pourquoi nous l’avons conservé.» Vingt pour cent des dossiers sont envoyés par d’anciens militaires – ils sont six mille à avoir déserté. Certains expliquent que «l’impossibilité de désobéir» fait d’eux des«victimes». A moins que, craignant une révision prochaine de leur impunité, ils tentent leur va-tout. Le magistrat français et rapporteur à l’ONU Louis Joinet fut le premier à se battre contre l’auto-amnistie des dictateurs, alors qu’ils étaient encore en place : «Bien sûr, le Brésil doit tourner la page. Mais avant, il faudrait pouvoir la lire.»
Anniversaire du putsch aboli
Maurice Politi, figure de la résistance : «L’histoire est une discipline difficile dans un pays où le plus grand magistrat, Ruy Barbosa, incendia toutes les archives gouvernementales sur l’esclavage afin de ne pas diviser le pays ! Où l’on n’a gardé aucune trace des massacres des Indiens. Chez nous, passer l’éponge sans regarder le tableau est une tradition.» Encore aujourd’hui, l’armée brésilienne refuse d’ouvrir les dossiers de la dictature. Des autoroutes et des grandes rues portent le nom de criminels. Symbole ultime : jusqu’à l’année dernière, les militaires fêtaient l’anniversaire du coup d’Etat militaire du 31 mars 1964. C’est la présidente Dilma Roussef qui a mis fin à ces réjouissances en se mettant une partie de l’armée à dos.
Cette caravane, qui en est à sa 59e étape et qui a examiné près de 70 000 dossiers, est unique au monde. Pourtant, elle n’intéresse pas les médias nationaux, car elle concerne peu de célébrités. Cette discrétion est une chance. Elle a permis de préparer sans bruit la création d’une autre commission dite «Vérité», qui aura pour fonction d’identifier les tortionnaires. La présidente Dilma Rousseff en a nommé les membres en mai. Ils disposent de deux ans pour élucider les affaires liées aux violations des droits de l’homme commises entre 1946 et 1988 !
Un premier militaire, Carlos Alberto Brilhante Ustra, a été reconnu coupable de tortures par un tribunal de São Paulo, ce mardi 26 juin. Même si l’avocat du colonel va faire appel en invoquant la loi d’amnistie de 1979, il ne gagnera pas forcément. Car la Cour interaméricaine des droits de l’homme a signalé récemment que cette loi d’amnistie ne pouvait constituer un obstacle dans les cas de crimes contre l’humanité.
Photos Ludovic Carème